Ce sont les libéraux autoritaires qui ont porté les nazis….
Entretien
Diego Chauvet
Johann Chapoutot : « Ce sont les libéraux autoritaires qui ont porté les nazis au pouvoir »
Professeur à Sorbonne Université, spécialiste du nazisme, Johann Chapoutot vient de publier un ouvrage qui détaille l’accession d’Hitler à la tête de l’Allemagne entre 1930 et 1933. Un véritable réquisitoire contre « l’extrême centre » d’hier et d’aujourd’hui.
Dans un livre très documenté et intitulé « Les Irresponsables », l’historien Johann Chapoutot détaille la période occultée de l’accession d’Hitler à la tête de l’Allemagne entre 1930 et 1933.
© Livia Saavedra
Des libéraux autoritaires qui imposent leurs politiques d’austérité et de casse sociale et s’accrochent au pouvoir malgré les déconvenues électorales, des classes dominantes qui refusent de partager les richesses, une extrême droite dont les thèmes sont imposés dans l’espace public par un magnat des médias…
Tels sont les ingrédients de l’accession au pouvoir des nazis en 1933. Dans un livre très bien documenté et intitulé les Irresponsables, l’historien Johann Chapoutot détaille cette période occultée. Les analogies avec le présent sont inévitables.
Nombreux sont ceux qui doutent de la nature du salut nazi d’Elon Musk, qui acquiesce à l’affirmation qu’« Hitler était communiste ». Quel est votre avis en tant qu’historien du nazisme ?
Le soutien d’Elon Musk aux extrêmes droites américaine et européenne est évident. Ses gestes et déclarations s’inscrivent dans un discours raciste, antisémite, climatosceptique et transphobe. Héritier de millionnaires sud-africains enrichis sous l’apartheid, il perpétue cet héritage.
L’extrême droite salue ses positions, la gauche les dénonce, tandis que centristes et libéraux tentent de minimiser. Musk envoie un signal clair à la base trumpiste radicalisée : il reste l’un des leurs. Le « Hitler était communiste » illustre cette production de vérités alternatives visant à nier les problèmes sociaux.
L’extrême droite réécrit l’histoire en situant le nazisme à gauche, invoquant l’appellation « national-socialisme ». Or les historiens savent depuis les années 1920 que ce terme est un leurre destiné à séduire les prolétaires tentés par le communisme.
Le parti nazi a toujours été d’extrême droite, défendant les patrons et s’alliant fermement au patronat une fois au pouvoir. Ces faits sont établis et ne méritent même pas débat.
Dans votre livre, vous proposez une « enquête qui se veut instruction », mais aussi « un réquisitoire ». Contre les libéraux qui ont porté les nazis au pouvoir à l’époque, ou ceux qui nous dirigent aujourd’hui ?
C’est un livre d’histoire. J’y retrace la dynamique qui a permis aux nazis de prendre le pouvoir entre 1930 et 1933, loin des idées reçues. Hitler n’a jamais été élu, les nazis ne sont pas arrivés au pouvoir par les urnes, et l’électorat ouvrier ou celui des chômeurs n’a jamais voté massivement pour eux.
Mon travail s’appuie sur la sociologie électorale et l’histoire institutionnelle de l’Allemagne, mais je me concentre sur un groupe souvent négligé : les libéraux autoritaires qui gouvernaient alors, balayés par l’histoire et par les nazis. Ces dirigeants, tels Papen, menaient une politique d’austérité, de subventions aux entreprises, de dérégulation et de destruction de l’État social. Ils violaient la Constitution démocratique pour imposer leurs décisions, transformant le régime parlementaire en régime présidentiel.
Convaincus d’être les meilleurs, ils pensaient rester longtemps au pouvoir, mais leur base électorale fondait comme neige au soleil. Après avoir tenté toutes les stratégies possibles pour se maintenir, ils ont fini par s’allier à l’extrême droite. Mon livre rappelle cette histoire que l’on n’enseigne plus dans les manuels, comme si la disparition d’une démocratie au cœur du XXe siècle n’avait plus d’importance.
Comment ces libéraux, cet « extrême centre » comme vous les qualifiez dans votre livre, pensaient-ils l’emporter contre les nazis ?
Leur stratégie évolue entre 1930 et 1933. Avec l’instauration d’un régime présidentiel en 1930, fondé sur l’article 48-2 qui permet au président de gouverner par décret, l’idée est d’intégrer des ministres nazis dans un gouvernement d’union des droites. Mais les nazis, maximalistes, refusent.
À l’été 1932, une nouvelle proposition leur est faite, encore rejetée par Hitler. C’est alors que le parti nazi commence à décliner électoralement, au point que des opposants internes à Hitler émergent. Kurt von Schleicher, chancelier, tente de diviser le parti nazi, tandis que Franz von Papen reste fidèle à l’union des droites.
Il finit par offrir la chancellerie à Hitler, tout en s’installant lui-même à la vice-chancellerie. Persuadé d’être le plus intelligent, bien connecté aux cercles aristocratiques, financiers, industriels et militaires, il croit que les nazis fourniront l’élan militant nécessaire au gouvernement, tout en pensant pouvoir les dominer.
Quels sont les autres éléments déterminants dans la prise du pouvoir des nazis ?
La crise économique alimente la peur et le ressentiment des classes moyennes qui, par crainte du déclassement et du marxisme, basculent massivement vers le vote nazi, abandonnant la droite traditionnelle. Pourtant, à l’automne 1932, alors que les sociaux-démocrates maintiennent leur électorat et que les communistes progressent dans les urnes, les nazis s’effondrent.
Ce danger de gauche inquiète profondément les élites patrimoniales, hantées par la possibilité d’une révolution bolchevique. Dans une République devenue présidentialiste, la décision revient à Hindenburg et à son petit entourage socialement très endogame : grands propriétaires terriens, dont Hindenbourg fait partie, armée, banques et industrie lourde.
Peu à peu, ces élites se rallient aux nazis, par peur des réformes sociales. Finalement, en janvier 1933, tout se joue entre Hitler et Oskar von Hindenburg, le fils du président et son principal conseiller, sur une question décisive : la réforme agraire proposée par le chancelier Schleicher, qui terrifie les grands propriétaires terriens.
Les nazis n’ont pourtant pas de majorité…
L’Allemagne est un État fédéral, avec des scrutins à tous les niveaux. Dès 1930, les nazis obtiennent d’excellents résultats locaux, gouvernant déjà en Thuringe, au Brunswick et en Oldenburg. En coalition avec la droite, ils exigent systématiquement le ministère de l’Intérieur, qui inclut l’éducation, ce qui rassure Papen, habitué à les voir gouverner localement.
“Entre 1931 et 1932, Hitler fait le tour des clubs d’influence patronale pour rassurer les milieux d’affaires sur ses intentions économiques. “
Au niveau national, ils n’ont jamais eu la majorité. Même lors des élections du 5 mars 1933, malgré l’interdiction des meetings socialistes et communistes et l’omniprésence des SA dans les bureaux de vote, ils n’obtiennent que 44 % des voix. Un score élevé, mais insuffisant pour une majorité absolue. Les nazis perdent 2 millions de voix entre juillet et novembre 1932 et s’effondrent aux élections locales.
En décembre, Goebbels note une chute de 35 points à Weimar, pourtant bastion nazi. Hitler évoque même le suicide fin 1932… Malgré cela, on continue de présenter leur ascension comme une marée brune inexorable, alors que c’est Bertolt Brecht, dans la Résistible Ascension d’Arturo Ui, qui avait raison. Mais Papen, voyant leur affaiblissement, pense pouvoir les « acheter à la baisse » et les contrôler plus facilement.
La croyance selon laquelle les nazis ont conquis le vote des ouvriers est tenace. Pourquoi ?
Elle repose sur des déterminismes sociaux simplistes, qui associent crise économique et montée du fascisme. Pourtant, les plus touchés par la crise, ouvriers et chômeurs, continuent à voter majoritairement pour les partis traditionnels de gauche. Ce sont les classes moyennes, inquiètes du déclassement et de la menace marxiste, qui basculent de la droite vers l’extrême droite.
Entre 1931 et 1932, Hitler fait le tour des clubs d’influence patronale pour rassurer les milieux d’affaires sur ses intentions économiques. À chaque intervention, il est explicite : ses discours en direction des ouvriers ne sont que du marketing politique. Son objectif est de gagner des parts de marché, à l’extérieur par la conquête militaire, et à l’intérieur en détruisant la gauche et les syndicats, tout en boostant les carnets de commandes. Le 27 janvier 1932, devant 1 500 patrons de l’Industry-Club Düsseldorf, il reçoit une standing ovation.
Vous consacrez un chapitre au magnat des médias de l’époque, Alfred Hugenberg, « précurseur » de Bolloré, Berlusconi ou Rupert Murdoch. Quel a été son rôle dans la montée en puissance des nazis ?
Hugenberg est à la fois industriel et intellectuel. Haut fonctionnaire en charge de la colonisation allemande en Pologne, il abandonne cette carrière pour investir dans l’industrie lourde. Pendant la Première Guerre mondiale, il comprend que les médias offrent des opportunités financières encore plus lucratives, tout en permettant de façonner l’opinion. Ultranationaliste d’extrême droite, il poursuit une double logique : diffuser un message politique et faire de l’argent.
Il bâtit un empire médiatique redoutable, rachetant une vingtaine de médias, dont deux compagnies cinématographiques majeures, l’une produisant les actualités cinématographiques. Il met en place un réseau d’agences sur abonnement qui fournit articles et éditoriaux prêts à l’emploi à 1 600 journaux, contrôlant ainsi leur cadrage médiatique et leur langage.
Ce système, à la fois rentable et idéologiquement efficace, nazifie l’espace public allemand, qui n’était pas plus d’extrême droite qu’ailleurs. En récompense, il est nommé ministre de l’Économie, de l’Alimentation et de l’Agriculture dans le gouvernement Hitler-Von Papen. Mais en six mois les nazis l’évincent, et il doit vendre son empire médiatique à vil prix.
En lisant votre livre, on ne peut s’empêcher de dresser des parallèles avec notre propre époque. Est-ce que c’est une erreur ? Est-ce que cette période peut éclairer certains événements politiques contemporains ?
C’est justement ma conviction d’historien. Émile Durkheim disait que si la sociologie n’était que spéculative et ne servait pas à comprendre le réel, elle ne valait pas une heure de peine. Sans être aussi catégorique, je pense que l’histoire peut nous éclairer. La radicalisation ultérieure des nazis et la monstruosité des crimes commis ont conduit à les considérer comme hors comparaison.
Mais en 1932-1933, Treblinka et Auschwitz n’existent pas encore. Il n’y a pas de projet d’extermination des juifs allemands, mais une volonté d’épuration ethnique par leur expulsion, dans une logique antisémite héritée du Moyen Âge. La violence des nazis s’enracine dans l’héritage de la Grande Guerre. Si on le défalque, on retrouve une extrême droite chimiquement pure.
C’est justement en abordant cette période avec la rigueur d’un historien que l’on peut faire des comparaisons pertinentes, sans se laisser piéger par des tabous et des hypostases, qui consistent à absolutiser le nazisme et à le rendre incomparable.
Dans l’épilogue, je montre que l’on peut par définition toujours tout comparer. On identifie entre 1930 et 1933 des intérêts et des dynamiques d’alliances analogues à ceux d’aujourd’hui. Ce sont les libéraux qui ont porté les fascistes et les nazis au pouvoir.
La mythologie post-1945 d’un capitalisme et d’une démocratie libérale triomphants contre la barbarie nazie fausse notre lecture du XXe siècle. Libéralisme et nazisme ne s’opposent pas, ni dans les choix des élites ni dans les logiques économiques – des entreprises américaines ont continué à prospérer avec le IIIe Reich après 1941. En tant qu’historien, je remets ces faits en perspective.
Vous démontez également les accusations de « point Godwin ». Les dynamiques et intérêts que vous décrivez peuvent-ils pour autant amener à comparer, par exemple, Macron et Papen ?
On peut toujours comparer, mais il faut le faire avec précision. Le « point Godwin » est l’argument paresseux des crétins. Et c’est curieux de reprocher à un spécialiste du nazisme de parler… de nazisme. D’ailleurs, les comparaisons avec les années 1930 ne viennent pas toujours des historiens. Elles sont omniprésentes dans l’espace public, y compris à la télévision, et revendiquées par les politiques eux-mêmes. Ce n’est pas un historien qui a fait un salut nazi à la tribune de Trump. Toute histoire est contemporaine.
Mes collègues qui travaillent sur la Grèce antique s’interrogent sur la démocratie, la place des femmes, l’esclavage… Des questions actuelles. Je ne cache pas que j’ai décidé d’écrire ce livre au moment du vote de la loi immigration. Depuis 2017, je répétais que l’« extrême centre », pour reprendre la catégorie de Pierre Serna, finit toujours par dériver vers l’extrême droite, devenant un allié, un marchepied.
Je pensais plutôt à 2027, mais 2023 est arrivé plus vite que prévu. J’ai donc replongé dans l’historiographie, et j’ai été stupéfait de voir combien les parallèles étaient nombreux. Le chapitre cinq, sur la philosophie économique des libéraux allemands, résonne avec ce qu’on entend aujourd’hui. La crise des années 1930, réponse à l’échec du modèle libéral, est une matrice pour notre époque. On y a posé les bases des concepts que nous utilisons encore : austérité, déflation, keynésianisme. Le terme « libéralisme autoritaire » apparaît en 1932. La comparaison me semble donc parfaitement justifiée.
Vous invoquez le fait que le matérialisme historique légitime l’analogie en histoire. Comment ?
Le matérialisme historique pense l’histoire de manière transpériodique. Dans chaque époque, on retrouve des dominants et des dominés, des classes sociales avec des intérêts propres, en lutte les unes contre les autres. Ces dynamiques rendent les comparaisons entre périodes non seulement possibles, mais nécessaires, surtout pour le XXe siècle. Et je ne pense pas que l’actualité immédiate me donne tort.
Si vous faites donc « un diagnostic du présent instruit par l’histoire », pour reprendre les mots de Michael Fœssel, quel est-il ?
L’histoire nous invite à dépasser les raccourcis politico-médiatiques qui opposent, par exemple, libéralisme et fascisme. Elle nous incite à une lecture plus acérée de notre époque, trop souvent déformée par des slogans. Elle pousse à prêter attention aux logiques discursives.
Je m’attarde, par exemple, sur le discours de Papen à l’été 1932, lorsqu’il parle des « extrêmes ». Pour lui, il y a les « extrêmes nationaux », constructifs et patriotes, avec qui l’on peut dialoguer, et les « extrêmes » qui veulent détruire la famille, l’État, la patrie. Ce discours, on l’entend de manière assourdissante aujourd’hui.
Publié le 13 février 2025
- Les Irresponsables, de Johann Chapoutot, éditions Gallimard, 304 pages, 21 euros.