Objet : Lu dans L’HUMANITÉ Enquête H à faire circuler….
- Pierre-Édouard Stérin, saint patron de l’extrême droite française…
Depuis son exil fiscal en Belgique, le milliardaire français, encore largement inconnu du grand public, a décidé de mettre une partie de sa fortune au service de ses convictions religieuses et libertariennes. À la tête d’un vaste écosystème philanthropique qui s’est arrogé l’estampille du « bien commun », l’homme d’affaires pourrait débloquer, dans les prochaines années, jusqu’à un milliard d’euros pour des programmes attaquant les droits des femmes, mais aussi l’école publique.
Pierre-Édouard Sterin est le cofondateur et le principal actionnaire du groupe Smartbox.
© Stephane LAGOUTTE/Challenges-REA
Fonds du bien commun, Nuit du bien commun, Maison du bien commun, Voyage du bien commun, Foncière du bien commun, charte pour les ressources humaines du bien commun, coffret cadeau du bien commun, apéros du bien commun, Génération bien commun… Milliardaire français, désormais 104e au palmarès des fortunes de « Challenges », mais encore inconnu du grand public, Pierre-Édouard Stérin, patron du fonds d’investissement Otium Capital et propriétaire de Smartbox – sa véritable machine à cash dont il a délocalisé le siège en Irlande –, a en quelques années réussi une OPA magistrale sur le « bien commun ».
Il en a presque fait sa marque déposée. Surtout, c’est lui qui donne à cette notion sa définition, très loin, en vérité, de l’intérêt général. Mais au plus près des névroses des ultraconservateurs sur l’histoire, la famille ou la patrie. Revendiquant crânement son exil fiscal en Belgique, l’investisseur qui prétend on ne peut plus sérieusement – il l’a dit et répété – « sauver la France » et « devenir un saint », a la visée à la fois démiurgique et messianique de redéfinir l’action publique et de réveiller une civilisation, selon lui, oublieuse d’elle-même.
Catho, tradi, réactionnaire et libertarien…
Dans cet objectif, Stérin, catho bien tradi, réactionnaire patenté et fieffé libertarien, serait prêt, promet-il, à renoncer à une part de sa fortune et même à « déshériter » ses enfants, pour tout donner non pas, évidemment, à l’État, qu’il abhorre, mais, via son écosystème philanthropique en circuit fermé, à ceux qui servent sa vision du monde.
Non sans frayer toujours côté Zemmour et Le Pen, Stérin rudoie une « classe politique qui ne propose plus de solutions ». Lui qui, selon sa propre légende, note entre 0 et 10 ses interlocuteurs, ne dissimule pas son mépris pour le petit personnel au pouvoir : le « business angel » chrétien voit plus loin, tout à son ambition galopante sur le terrain métapolitique des batailles culturelles prisées par l’extrême droite.
Bolloré et les médias, la stratégie de l’araignée….
2. Dans une tribune publiée mi-décembre sur les réseaux sociaux, l’homme d’affaires, qui n’a pas donné suite aux sollicitations de l’Humanité magazine, développe son refrain, entre charabia apocalyptique et envolées exaltées, contre les « tableaux morbides d’un monde en désolation ». « Dans les tréfonds de notre société, au plus proche du peuple de France, se trouvent de nombreuses braises qui, attisées, pourraient faire émerger des flammes propices à l’embrasement du pays, écrit-il. Embrasement de valeurs longtemps oubliées, évacuées de nos sociétés car déléguées à notre État-providence, relais inefficace de nos solidarités naturelles. »
Entre 23 et 40 millions d’euros en 2023, 60 de plus en prévision pour 2024, 80 pour 2025, et ainsi de suite… Dans les années qui viennent, ce sont des centaines de millions – un milliard, au total, prophétisent même les collaborateurs de Pierre-Édouard Stérin au Fonds du bien commun, le vaisseau amiral de sa charité bien ordonnée, lui-même alimenté directement par Otium Capital – qui devraient être investis.
Une manne qui suinte vers des programmes, lucratifs ou pas, dûment sélectionnés pour leur apport en matière d’« éducation intégrale », de patrimoine ou de « croissance humaine et spirituelle ». Le tout – corrosive ironie de l’histoire, hélas –, avec une contribution non négligeable de l’État puisque les fonds versés ouvrent droit à une défiscalisation, à hauteur de 66 %, pour l’impôt sur le revenu, ou de 60 % pour l’impôt sur les sociétés…
Applis anti-IVG, start-up et ritournelles pétainistes….
Des pépètes pour restaurer les calvaires dans les villages. De la maille pour la coproduction d’un navet à la gloire des Chouans. Du grisbi pour une appli encourageant les femmes à ne pas recourir à l’IVG ou pour une autre recensant des chants traditionnels, ritournelles pétainistes comprises. De l’oseille pour étendre l’enseignement privé ou ressusciter de bons vieux patronages dans tout le pays. Du blé pour un Institut libre de journalisme qui prétend lutter « contre le conformisme dans les médias ».
Du pognon pour des sites comme le Crayon, une plateforme de « débats » qui met en avant, par exemple, une jeune femme témoignant sur le féminisme, qui « ne lui a apporté que des traumatismes ». De la thune pour la création de start-up visant tantôt à « proposer une formation anthropologique, philosophique et théologique pour les étudiants en journalisme », tantôt à « créer une plateforme qui diffuse les réponses d’inspiration chrétienne aux questions existentielles »… Et mille autres trouvailles du même acabit.
Sées, nouvelle terre promise des catholiques intégristes…..
Comme l’Humanité magazine a pu le constater en s’invitant à la Nuit du bien commun, organisée le 11 décembre dernier à l’Olympia, avec le soutien de CNews mais aussi de la Fondation Bettencourt-Schueller, le système Stérin s’appuie largement sur l’endogamie. Sur le papier, les entités peuvent être séparées, mais l’ombre du grand patron plane de tous les côtés… Quand ils n’en émanent pas directement, les « projets » retenus passent, pour la plupart, au guichet du Fonds du bien commun. Puis dans la foulée, ils sont présentés comme des « lauréats », avec présentations chronométrées, drolatiques ou tire-larmes, puis enchères du public, lors des Nuits du bien commun, déclinées dans de nombreuses villes en France.
3 . Bon chic bon genre et bons sentiments… Ce soir de décembre, munis dès l’entrée d’un petit panneau numéroté leur permettant de manifester des promesses de dons échelonnées entre 5 000 et 100 euros, 1 500 personnes se pressent à l’édition parisienne de la manifestation, dans la fameuse salle appartenant à Vincent Bolloré. Devant les buvettes fermées pour l’occasion, un abbé en soutane et doudoune sans manches salue ses ouailles de Versailles et d’ailleurs.
À l’intérieur, des officiers de la Légion étrangère, venus quémander des fonds pour leur foyer d’entraide afin d’« accompagner des hommes qui sont devenus fils de France non par le sang reçu, mais par le sang versé », promènent leurs tenues d’apparat. Sur scène, quelques notes jouées par une pianiste, et un chanteur lyrique qui, avec emphase mais sans blague, interprète un air fameux de Bourvil : « On peut vivre sans richesse, presque sans le sou (…) Mais vivre sans tendresse, on ne le pourrait pas. Non, non, non, on ne le pourrait pas. » Le duo reviendra ensuite entonner « Larmes d’ivoire », un hymne dédié au sacrifice militaire.
Extrême droite : une armée au service de la bataille culturelle….
« Vous êtes les élites qui aiment ceux qui souffrent, mais ne se plaignent pas »
Entre le sabre et le goupillon, ça dégouline à l’Olympia, et les messages passent, plus ou moins bien camouflés. À l’applaudimètre, et au palmarès des fonds recueillis – pour un montant total sur la soirée de 1,25 million d’euros –, le porte-parole de l’association À bras ouverts, fondée par Tugdual Derville (une personnalité bien connue dans les réseaux Manif pour tous), fait un tabac quand il décrit « Médéric, haut cadre dans l’industrie automobile, déguisé en princesse des neiges » pour faire rigoler son « binôme » atteint d’un handicap, lors d’un week-end à la campagne.
Délégué général d’Excellence ruralités, Jean-Baptiste Nouailhac raille, lui, « une école qui a troqué Péguy contre Bourdieu » pour mieux vendre ses établissements hors contrat « dans la France périphérique que l’on entend jamais ». « On fait mentir la sociologie, et à chaque étape, on a pu compter sur le Bien commun, flagorne-t-il. C’est la preuve que les territoires oubliés sont dans les coeurs de Parisiens généreux. Un pays, qu’est-ce que c’est ? Eh bien, c’est un peuple, et une élite qui l’aime… Vous êtes les élites qui aiment ceux qui souffrent, mais ne se plaignent pas. »
« Dans l’univers feutré de la philanthropie, on ne peut plus détourner le regard face à Pierre-Édouard Stérin », dénonce Alice Barbe
« Donner procure de la joie, jure Sixtine Pegat, de la Maison du bien commun. Faisons du bruit pour ceux qui font le bien et non pour ceux qui déconstruisent, déboulonnent et critiquent ! » Derrière l’écran de fumée des encensoirs, malgré la bruine d’eau bénite, difficile de ne pas voir le grand dessein de Pierre-Édouard Stérin, bien au-delà de son hypothétique canonisation…
Il y a un an, dans les accueillantes colonnes de Valeurs actuelles, Michel Valadier, le directeur de la Fondation pour l’école (privée, bien sûr), livrait cash une des clés de l’offensive qu’il faut sans doute observer non comme un gala, mais plutôt comme une guérilla. « La Nuit du bien commun rend possible un ruissellement d’initiatives qui passe
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sous les radars de la bien-pensance, se réjouissait-il. Le jour où ces jeunes pousses sont suffisamment sorties de terre, il n’est plus possible de les déraciner. » Et, là, le mal (commun) est fait.
Mise à jour le 25.01.24 Thomas Lemahieu