Sophie Binet :« Il faut que les salariés puissent intervenir sur les choix stratégiques des entreprises »
La CGT est en première ligne face à la montée des périls sociaux, politiques, écologiques.
Rentrée sociale, services publics, aides aux entreprises, pouvoirs des salariés… nous avons recueilli le point de vue de sa secrétaire générale sur l’actualité économique (propos recueillis par Denis Durand).
Après la mobilisation du 1er octobre, quelles perspectives se fixe le mouvement syndical ?
Il faut regarder en face la gravité de la situation sociale, économique, écologique, internationale, politique. La mobilisation citoyenne, à laquelle la CGT a contribué, a contenu la menace d’une accession au gouvernement du Rassemblement national mais le poids de l’extrême-droite pèse plus que jamais sur la politique du pays.
L’action syndicale a forcé le Premier ministre à reconnaitre l’échec de la politique économique sociale et environnementale d’Emmanuel Macron et à faire plusieurs annonces, comme la remise en cause d’une petite partie des exonérations de cotisations sociales en reconnaissant qu’elles représentent des trappes à bas salaires, ou l’enterrement de la violente réforme de l’assurance chômage (les plus de 4 milliards que le gouvernement voulait imposer aux plus précaires) et la relance d’une négociation. C’est une grande victoire intersyndicale qui va éviter à un million de privé·es d’emploi de tomber dans l’extrême précarité. La CGT appelle à continuer de multiplier les luttes pour gagner l’augmentation des salaires et des pensions, l’abrogation de la réforme des retraites, le financement de nos services publics et la relance de notre industrie.
Mais « le premier remède contre la dette, c’est de réduire les dépenses », a dit le Premier ministre. La réparation des services publics n’exige-t-elle pas, au contraire, plus de moyens financiers ?
En cette rentrée, il y a des milliers de classes privées d’enseignants, 1 000 élèves handicapés ne sont pas scolarisés. La situation de l’enseignement supérieur et de la recherche est honteuse en comparaison des principaux pays développés avec une paupérisation scandaleuse de nos chercheurs, de nos étudiants et de nos meilleurs talents. Quant à la situation de la santé, comment la qualifier ? On meurt aujourd’hui à l’hôpital ! Pourquoi le nouveau Premier ministre consacre-t-il son premier déplacement à un hôpital si c’est pour nous dire qu’il va falloir faire des économies ? Non seulement il ne faut pas réduire les dépenses pour les hôpitaux publics mais il faut un plan pluriannuel, avec des milliards, pour financer les embauches indispensables, la formation des personnels et les investissements matériels qui vont avec.
L’état de nos services publics dégrade de façon insupportable les vies de toutes celles et tous ceux qui habitent notre pays et nourrit la montée de l’extrême-droite. Leur consacrer plus de moyens est indispensable, y compris pour l’économie et pour la compétitivité de la France. La CGT a fait de nombreuses propositions pour trouver les ressources fiscales qui permettraient de le faire. La dette publique s’est creusée en partie à cause des politiques menées par Emmanuel Macron. Sous son mandat, plus de 70 milliards d’euros ont été consacrés à des baisses d’impôts, principalement au bénéfice des plus riches et des grandes entreprises. Réviser une partie de ces décisions contribuerait à redresser les finances publiques.
Pour les mêmes raisons, il y a urgence à augmenter les salaires. Depuis 2020, on constate une dégradation très forte du pouvoir d’achat de tous les salariés. En comparaison avec 2021, le pouvoir d’achat du salaire mensuel médian a perdu 143 euros par rapport à ce qu’il serait si les salaires avaient continué d’augmenter au même rythme qu’avant 2020 : autrement dit, la perte de pouvoir d’achat depuis 2020 a annulé toutes les augmentations de salaire obtenues depuis 2012.
Et il y a un problème spécifique sur les bas salaires, notamment ceux des femmes qui sont beaucoup plus nombreuses à être à temps partiel. Lorsque le Premier ministre espère calmer la colère sociale en annonçant que l’augmentation de 2 % du SMIC attendue pour janvier serait avancée au mois de novembre, il se moque du monde.
Le patronat vous répond que pour distribuer des richesses, il faut les produire, et qu’il faut pour cela mener une « politique de l’offre »
Voilà près de douze ans que les gouvernements successifs ont pratiqué ce qu’ils appellent une « politique de l’offre », avec un coût énorme pour les finances publiques : 170 milliards, voire 220 milliards d’aides aux grandes entreprises. Cela ne fonctionne pas !
Il faut une politique de relance, augmenter les salaires : c’est de la consommation et c’est un levier de croissance économique. Mais n’oublions pas que c’est le travail, principalement celui des salariés, qui crée les richesses. Autrement dit, pour créer des richesses, il faut des emplois qualifiés ! Ce n’est donc pas en baissant le prix de notre travail qu’on rendra la France plus compétitive, c’est en investissant dans la recherche, dans l’innovation, dans la formation, dans ses infrastructures, dans ses services publics – ce que les entreprises privées, pour leur part, ne font pas assez. L’investissement des entreprises dans la formation professionnelle a baissé depuis dix ans.
En dix ans, Sanofi a reçu un milliard de crédit impôt-recherche, et a divisé par deux ses effectifs de chercheurs ! Ce n’est qu’un exemple. Le crédit impôt recherche coûte 7 milliards par an et la France est un des pays qui a le moins de dépenses de R&D.
La CGT mène campagne pour la production en France d’un véhicule électrique qu’on pourrait vendre à 15 000 euros. Mais pour cela, il faudrait des financeurs, et il faudrait un engagement des grands groupes de l’automobile, Renault et Stellantis. Nissan sait construire ce véhicule au Japon, pourquoi Renault n’est-il pas capable de faire la même chose en France ?
Nos grands groupes, plus internationalisés que dans les pays comparables, considèrent que l’emploi en France n’est pas leur problème. Ils préfèrent supprimer des emplois et distribuer des dividendes plutôt que d’augmenter les salaires, d’investir ou d’assumer leur responsabilité envers le tissu de leurs sous-traitants. L’UIMM (Union des Industries métallurgiques et minières) a annoncé 80 000 emplois supprimés dans l’automobile à l’horizon 2030.
L’État doit rappeler aux grands groupes du CAC40 qu’ils ont des responsabilités sociales. On a besoin d’un État stratège qui s’impose sur les questions industrielles et agisse pour de vraies filières industrielles avec une solidarité entre donneurs d’ordres et sous-traitants, comme en Allemagne, en mettant les entreprises de taille intermédiaire et les PME au centre de notre stratégie.
Le levier majeur est la conditionnalité des aides publiques. France 2030, c’est 35 milliards d’aide à l’investissement des entreprises. Il faut que les aides publiques soient ciblées sur les entreprises qui en ont besoin et conditionnées à des engagements clairs en matière sociale et environnementale. En revanche, les entreprises qui ne jouent pas le jeu ne doivent pas avoir accès aux aides.
Reste qu’en dernière instance ce sont les patrons qui décident si les entreprises vont embaucher, former, investir, ou non. N’y a-t-il pas un problème de pouvoir dans l’entreprise ?
On ne peut pas se satisfaire de la situation actuelle en matière de démocratie sociale dans l’entreprise.
Les luttes sociales, les initiatives des salariés pour élaborer et faire adopter des projets alternatifs aux gestions patronales contribuent de façon importante à la solution des problèmes auxquels la société est confrontée. Quand les entreprises ferment, nous sommes les premiers à nous battre, souvent bien seuls, pour retrouver des repreneurs. Les représentants du personnel défendent l’emploi et l’avenir de moyen long terme de l’entreprise : La Chapelle Darblay, Gardanne, Cordemais, Thales, Axel, ATOS… les expériences porteuses d’avenir abondent mais nous devrions disposer de prérogatives pour faire prévaloir les solutions avancées par les salariés.
Contrairement à ce qu’on entend souvent dire, il n’est donc pas vrai que dans les entreprises les salariés n’auraient plus envie de s’engager. Ce qui les en dissuade en premier lieu, comme l’ont montré les rapports du Défenseur des Droits, c’est la discrimination syndicale, la peur du licenciement. En outre, être représentant du personnel aujourd’hui, c’est mission impossible, il y a un vrai problème de burn out. Ce n’est pas seulement une question d’aménagements individuels et d’accompagnement des élus, c’est que le mandat est intenable, d’autant qu’il comporte un haut niveau de technicité. Une seule et même personne ne peut pas maîtriser à la fois les enjeux économiques, les enjeux de harcèlement sexuel, de santé, de sécurité au travail, de stratégie économique, d’activités sociales et culturelles… tout en étant au travail et en étant proche de ses collègues. Un dirigeant patronal important, Jean-François Pillard, a remis un rapport très critique au nom du comité de suivi des ordonnances travail mises en place au début du précédent mandat d’Emmanuel Macron. Celui-ci a réagi en supprimant le comité de suivi des ordonnances ! Plutôt que de soigner le malade, on casse le thermomètre ! Bravo !
Il faut abroger les ordonnances Macron et les lois El Khomri, ce qui aura entre autres effets de rétablir la hiérarchie des normes en matière sociale. Mais il ne suffira pas de rétablir la situation antérieure.
Il faut que les salariés puissent intervenir sur les orientations stratégiques des entreprises, qu’ils puissent donner des avis conformes (c’est-à-dire que les décisions doivent obligatoirement les prendre en compte) sur les aides publiques pour pouvoir les suspendre si elles ne vont pas là où elles devraient aller, qu’ils puissent donner des avis conformes sur les orientations stratégiques, les investissements, les cessions d’activités. Il faut aussi 50 % de représentants du personnel dans les conseils d’administration, dans les comités d’audit et dans les comités de rémunération.
Au-delà de la représentation institutionnelle des salariés, n’y a-t-il pas un risque, dans le capitalisme financiarisé qui règne aujourd’hui, que le dernier mot reste aux acteurs qui ont le pouvoir de décider de l’utilisation de l’argent : les actionnaires, les banques, les marchés financiers ? Que préconise la CGT en la matière ?
Un domaine de l’action syndicale est de conquérir les moyens de définanciariser l’entreprise, pour en finir avec le Wall Street management. Cela passe par de nouveaux pouvoirs des salariés dans l’entreprise mais aussi par une nouvelle orientation du système financier.
Nous portons par exemple depuis longtemps la proposition d’un pôle financier public (proposition reprise dans le programme du Nouveau Front populaire). Les banques et autres institutions financières publiques constitueraient un réseau, tirant sa cohérence d’une mission commune : mobiliser le crédit et l’épargne au service de l’emploi et d’un développement humain durable. Ils travailleraient en coopération avec la Banque européenne d’investissements et, en France, avec les réseaux mutualistes qui doivent retrouver la vocation sociale et solidaire qui a motivé leur création. L’organisation démocratique des pouvoirs au sein de ces établissements, en particulier BPI France avec son comité national d’orientation et ses comités régionaux d’orientation, leur permettrait d’impulser une réorientation du crédit selon des critères d’efficacité économique (création de valeur ajoutée dans les territoires), sociale (emploi, formation, salaires, conditions de travail) et écologique (économies d’énergies et de ressources naturelles).
Ce pôle financier public jouerait un rôle stratégique pour que le système bancaire et financier apporte sa contribution à une nouvelle industrialisation, et aussi pour avancer les fonds nécessaires à la réparation et au développement des services publics….
Lu dans Économie et Politique du PCF, Sophie BINET….